jeudi 31 mai 2018

été 2018, jours 8-9/79

Moment fort : concert de Stockhausen au Zeiss-Großplanetarium. Voir plus bas.


Un dernier matin sur le balcon de Flatter, qui est revenu hier et à qui je remets sa chambre dans quelques heures, gracieusement prêtée, hôte de mes premiers jours de retour. Je salue aussi Joseph, coloc sympathique, que je n'ai pas trop vu finalement, étudiant en Geoökologie (la géoécologie, wikipédia m'informe que ça n'existe comme matière qu'en Allemagne et en Russie). Je déménage chez Achim, ami de Flatter, que je connais aussi depuis 2015-2016, dans le quartier Alt-Treptow pas très loin d'ici.
Vue du balcon de Flatter, au 3e étage, ça donne une idée de la hauteur des arbres

29.05

Voici mon violoncelle pour l'été. Je l'ai essayé et tout de suite j'ai dit que je ne tombais pas en amour. Il sonne bien, il répond bien, et je suis quand même très satisfait. En accord avec moi, la luthière m'a dit que c'est un violoncelle qui t'amène du point A au point B. Kin!
Violoncelle très rouge, dans la chambre de Flatter
après une très bonne première pratique

J'ai dû passer plus de trois heures dans l'atelier de Julia Dimitroff, qui était vraiment contente de me revoir après tout ce temps. Son nouveau logo est vraiment beau.
Elle a cette sincérité des gens qui travaillent par passion, et notre rencontre s'est passée exactement comme je l'avais prévu : on a jasé de nos vies dans sa cuisine, on est sorti prendre le thé dans sa cour intérieure, j'ai essayé les violoncelles qu'elle avait en stock, on est passé à l'atelier et elle m'a montré des extraits d'un concert donné exclusivement sur ses créations (violon bleu, violon rouge, alto, deux violoncelles), enfin on a joué un canon de Haydn ensemble avant que je parte. Je lui ai remis une copie de mon album solo D'éclisses, enregistré sur un violoncelle surnommé das Berger, qu'elle avait complètement restauré et qu'elle a vendu depuis. J'aime beaucoup Julia Dimitroff, c'est une battante, elle n'oublie jamais d'où elle vient et sait précisément pourquoi elle fait ce qu'elle fait.

Les deux violoncelles « pro » fabriqués par Julia Dimitroff, en pleine action


Je suis arrêté voir le concert de Liz Allbee en revenant de l'atelier. En retard, je n'ai eu droit qu'à quelques minutes de concert. Une autre battante celle là, une des meilleures musiciennes improvisatrices que j'ai jamais vues, elle joue de la trompette qu'elle augmente souvent d'un dispositif d'électroniques et de sons préenregistrés. C'est une amie de l'artiste visuelle Uta Neumann, celle qui a pris la photo de couverture de mon album solo D'éclisses. Moment de hasard : le concert avait lieu à deux portes de mon premier appartement en juin 2008 sur Forster Straße.


30.05 Le concert de Stockhausen

Les yeux plein d'eau à l'entracte, par où commencer? Voici une musique qui me rejoint profondément, qui vient me chercher dans le corps en même temps qu'elle active tout ce que j'ai de neurones, une musique qui m'impressionne, que j'admire, et l'écouter dans ce contexte était un privilège dont je me rendais compte à chaque instant. Je suis sorti du concert avec une nouvelle vision des choses qui m'entourent — faut le faire  une espèce d'admiration pour la complexité, qui s'est tout de suite transportée de mes oreilles au reste de mes sens : la disposition des feuilles sur cette branche d'arbre, leurs différents angles par rapport à l'axe du tronc; le fuchsia de ces roses et la densité de leurs groupements technicolors près du sol brun à l'heure bleue; les couches d'air et leurs températures distinctes; l'arrivée lointaine du métro qu'on entend, la géométrie changeante des gens qui y entrent, se tiennent immobiles et repartent. Je sens que je peux faire appel à cette forme d'hyper-conscience n'importe quand maintenant. Quel concert!
Le Zeiss-Großplanetarium

Au programme : Telemusik (musique préenregistrée, version pour 5 hauts-parleurs), Aries (pour trompette et musique préenregistrée), Cosmic Pulses (musique préenregistrée, diffusion sur une cinquantaine de hauts-parleurs disposés en cercle autour de l'auditoire).


Telemusik

Je connais bien cette pièce, je l'ai en vinyle depuis au moins 10 ans, je l'ai écoutée très souvent, j'ai lu la description et l'analyse partielle qu'en fait Stockhausen dans ses Texte zur Musik, etc. Mais voilà qu'elle se présentait à moi de façon nouvelle. Dans sa courte présentation, le directeur artistique du concert Frank J. Schäpel a insisté sur deux éléments, ou peut-être que c'est tout ce que j'ai compris, ou extrapolé par mes lectures précédentes, de son discours en allemand. Premièrement, l'idée de base de Telemusik, qui revient dans plusieurs autres pièces de Stockhausen (en particulier la massive Hymnen), est de faire une musique dans laquelle se rencontrent toutes les cultures du monde; deuxièmement, l'utilisation d'un moyen technique nouveau à l'époque, le ring modulator.

Aparté théorique (prof de math un jour, prof de math toujours) : un ring modulator prend deux sources de son et retourne leur somme et leur différence sans les sons originaux. Par exemple, si j'envoie une fréquence de 440 Hz (la note « la ») et une fréquence de 554 Hz (la note « do dièse » à peu près), le résultat est la somme 440+554 = 994 Hz (entre « si » et « do » aigu) et la différence 554-440 = 114 Hz (entre « la » et « si bémol » grave). Partant d'un intervalle connu et harmonieux du système chromatique (tierce majeure « la - do dièse »), j'arrive donc à un intervalle dissonant qui n'a plus rien à voir avec le système traditionnel. Note : une fréquence x qui rencontre le silence (0 Hz) reste inchangée car + 0 = x et - 0 = x. Note : dans la vraie vie, une fréquence n'arrive jamais seule, c'est ce qui fait la couleur des sons, alors c'est tout un pain de fréquences qui entrent de part et d'autre du ring modulator avant d'être additionnées et soustraites les unes des autres.

Aparté conceptuel : si l'idée de Stockhausen est de marier les cultures existantes, les célébrer tout en créant de nouveaux rapports entre elles, le tout dans un écrin de ce qu'il y a de plus avant-gardiste pour l'époque, alors l'utilisation du ring modulator est un outil techo-conceptuel puissant. Par exemple, les deux sources à entrer dans le ring modulator pourraient être un extrait de musique traditionnelle japonaise (Stockhausen a composé Telemusik lors d'un séjour à Tokyo) et une fréquence sinusoïdale fabriquée en studio. Le résultat? Un nouveau passage sonore qui transcende les deux sources. La pièce se passe dans les aigus pas mal!



Tout au long de la pièce, du moment qu'on a un peu l'oreille pour le ring modulator, on reconnaît son utilisation et on cherche quels sons peuvent être à l'origine des sons entendus. Ce n'est pas tout. Se mêlent à ça des extraits des sons originaux non traités (qui ne passent pas par le ring modulator) et... le tout est composé de façon à provenir de cinq hauts-parleurs disposés autour de l'auditoire. Contrairement à d'autres pièces plus tard dans sa carrière, Telemusik ne fait pas « voyager » les sons autour de l'assistance mais utilise plutôt chaque haut-parleur comme un lieu fixe d'où sortent certains sons et pas d'autres. Tout au long du concert, je cherchais à distinguer quel son venait de où dans l'espace de la salle.

Je n'ai pas fini. S'ajoute à ça le fait qu'on est dans un des planétariums les mieux équipés au monde. Je n'ai pas tout à fait compris l'explication de Frank J. Schäpel, mais il semble que Stockhausen avait donné certaines instructions visuelles pour la première représentation de Telemusik en 1966 et que la présentation d'hier s'en inspirait. Au dessus de nous donc, dans un dôme énorme, il y avait un ciel étoilé et pas n'importe quel. Au cours des 17,5 minutes de Telemusik, était projeté au dessus de nous le ciel entre Cologne (Allemagne) et Tokyo (Japon). Comme si, couché dans l'herbe une nuit de ciel dégagé à Cologne, je partais l'enregistrement de Telemusik et continuait à observer le ciel pendant que mon corps se déplaçait jusqu'à Tokyo. Sacrament.


Aries

Un trompettiste arrive maintenant sur scène. Au-dessus de lui, si j'ai bien compris, une vue du ciel pendant les ±90 journées que dure le printemps (la pièce Sirius fait référence aux saisons, et Aries en est un extrait de sa section dévouée au printemps). On voit donc un ciel étoilé immobile, traversé sur un grand arc par la lune dans ses différentes phases sur trois mois. Stockhausen a composé, en plus de la partition de trompette, une partition de mouvements à faire par l'interprète. Je commence à reconnaître le vocabulaire de mouvements de Stockhausen, toujours près du rituel. Ici, avec la projection, on aurait vraiment dit que le trompettiste choisissait à quelle étoile il s'adressait, levant la trompette selon un angle ou un autre vers la voûte.

Sirius est une oeuvre d'un peu plus d'une heure et demie qui se rapproche du théâtre musical, Stockhausen avait fait un rêve ou je ne sais quoi. On parle ici de l'étoile Sirius, qui pourrait être, selon certaines théories, le centre de l'univers. Les personnages sont les quatre points cardinaux, le matériel mélodique provient d'une autre série de pièces sur les signes du zodiac (regroupés par saison), il y a des types de relations humaines là dedans aussi, des étapes de la croissance d'un fruit, etc. On niaise pas sur le concept avec Stockhausen.

Aries est donc une partie de Sirius, celle occupée par la trompette et une trame électronique pour synthétiseur diffusée dans huit hauts-parleurs. Le trompettiste William Forman s'en est bien tiré, considérant le niveau technique incroyable de la pièce. En particulier, il faut se synchroniser avec une trame assez touffue et floue par moments, qui bouge dans tous les coins de la salle. Les moments où trompette et trame bougeaient ensemble (même à l'unisson pendant quelques secondes marquantes) ont été extrêmement bien réussis.

J'ai écouté Aries pour la première fois hier, sans en connaître les rouages internes. Il s'agit de mélodies plutôt complexes qui changent constamment de forme, se croisent, se répondent. On peut suivre le tout, de la trompette solo aux sons électroniques, entre les différentes couches d'électroniques, assez bien. Le sens de la structure de Stockhausen m'a encore une fois impressionné. De longues plages ou presque rien ne se passe, assez caractéristiques du style plus tardif de Stockhausen, côtoient des passages où on ressent toute la dentelle de la construction, sans jamais en distinguer les fils.


Cosmic Pulses

La pièce de résistance nous attendait au retour de l'entracte. Il n'y a presque rien à dire ici. Stockhausen imagine son propre système de 24 planètes et pendant plus de 30 minutes, celles-ci, représentées par des mélodies très complexes réalisées au synthétiseur, nous tournent autour de la tête. Chaque mélodie part du grave et se rend en une demi-heure à l'aigu. Impossible à suivre, la pièce est un chaos fascinant et exigeant d'où émergent parfois une ligne ou deux plus claires. J'ai écouté Cosmic Pulses assez souvent, et d'en faire l'expérience en surround guidera mes prochaines écoutes. Proposition radicale, appréciation radicale.




Invitations

Encore secoué par le concert, je rentre chez moi et découvre des beaux emails. Deux invitations de concert importants à Montréal et Québec pour l'automne prochain, une confirmation d'une session demain avec Klaus Kürvers (contrebasse) et Philippe Lemoine (sax).

Anecdote berlinoise

Essaye de trouver un petit paquet de kleenex à l'épicerie quand tu ne connais pas la langue. Je demande pour des Handtücher, la commis ne comprend pas trop, alors je mime le pollen (der Pollen, facile) qui entre dans mon nez, je fais le signe « attends peu, pas de trouble, j'ai un kleenex dans mon sac », je déplie le kleenex imaginaire d'un geste du poignet dans les airs, je me mouche avec. Ah! Je cherche des Taschentüscher, c'est par ici. Mon erreur : das Handtuch, c'est une serviette, genre serviette de bain ou linge à vaisselle; das Taschentuch, c'est ça le mouchoir, soit mouchoir de poche en tissus ou mouchoir jetable comme je cherchais.

Anecdote berlinoise

Dans l'autobus vers chez Achim avec mon gros violoncelle, ma valise, mon sac, j'échange des sourires complices avec les madames musulmanes, compatissantes sous leurs hidjabs, et je me dis que c'est un beau fuck you au racisme islamophobe du Québec. #radicalsoftness

Fun fact berlinois

Pour une ville où tout fonctionne aussi bien (transports en commun, technologies de la vie urbaine en général), l'internet n'est vraiment pas optimal. Ça fonctionne quand ça fonctionne, mais la connexion lâche tout le temps, il faut s'armer de patience et faire un peu de vaisselle le temps que ça reprenne, comme à l'époque du modem téléphone 56k.



Emménagé

Je finis d'écrire ceci alors que je suis arrivé chez Achim. Je n'avais demandé aucune photo de la place, je suis plus qu'agréablement surpris. 
La cuisine et le balcon
Ma chambre pour le prochain mois


31.05 

Ce soir je vais à un concert :

Carina Khorkhordina (trompette)
Eric Bauer (synth, objets)

Philippe Lemoine (sax)
kriton b. (daxophone)
Eric Bauer (synth, objets)

Aucun commentaire:

Publier un commentaire